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JURIDICA INTERNATIONAL. LAW REVIEW. UNIVERSITY OF TARTU (1632)

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Penal Law Reform and New Penal Law: Estonia in Europe

VIII/2003
ISBN 9985-870-17-4

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La réforme du droit pénal estonien dans le contexte des réformes pénales survenues en europe et spécialement en europe de l’est

Dčs les années 1945 jusqu’aux années 1990, l’Europe avait été divisée pénalement (et pas seulement pénalement) en deux “blocs” séparés par ce que Churchill avait appelé un “rideau de fer” qui coupait l’Allemagne en deux et se prolongeait au Sud de celle‑ci: ą l’Ouest s’appliquait une codification pénale “libérale”, faisant de l’homme une valeur premičre; ą l’Est, existait une codification “socialiste” issue de la doctrine marxiste qui, selon Lénine, faisait du droit pénal un instrument parmi d’autres au service de l’ordre collectiviste, la personne n’étant plus qu’une valeur seconde. Trčs révélateur de cet état d’esprit était le préambule du Code pénal d’Allemagne de l’Est de 1968 oł l’on pouvait lire notamment “… Le droit pénal, en tant que partie du droit socialiste unifié, a le devoir de protéger l’ordre socialiste, étatique et social en mźme temps que les droits et intérźts des citoyens contre les actes criminels, en particulier contre les atteintes criminelles, contre la paix et la République démocratique allemande”. *1 Beaucoup d’autres Codes pénaux de l’Est contenaient des proclamations identiques.

Aprčs que le “mur de Berlin” se fut déchiré en 1989 et que, par voie de conséquence, le “rideau de fer” eut été relevé, les pays de l’Europe de l’Est changčrent de Code pénal. C’est ainsi que l’Estonie en 2001 adopta un nouveau Code qui est en vigueur depuis le 1er septembre 2002. *2 Il est intéressant par conséquent de rechercher comment se situe ce Code par rapport aux autres nouveaux Codes européens, notamment ceux de l’Est. On tentera cette démarche, non avec tous les Codes, ce qui eut été difficile et sans doute de peu d’intérźt, mais avec certains Codes, ceux de la Russie, de la Lettonie et de la Pologne tous de 1997 (trois pays trčs proches de l’Estonie), ceux de la Croatie de 1997 et de la Slovénie de 1995 (trois pays qui, tout en ayant fait partie eux aussi du “bloc” de l’Est, sont plus éloignés de l’Estonie). En outre, des rapprochements seront faits avec d’autres Codes européens, surtout avec ceux d’Allemagne et de France.

Un premier trait apparaīt. C’est dans tous les Codes d’Europe de l’Est la disparition de la proclamation de principe évoquée plus haut, ą propos du Code de l’Allemagne de l’Est. *3 Figurent désormais – quand elles figurent – des proclamations individualistes. Ainsi, l’article 2 du Code russe de 1997 décide‑t‑il: “L’objectif du présent Code est le suivant: protection des droits et libertés de l’homme et du citoyen, de l’environnement, du régime constitutionnel de la Fédération de Russie contre les atteintes criminelles, sauvegarde de la paix et de la sécurité de l’humanité, prévention de crimes”. *4 Rien de tel, certes, dans le Code pénal estonien, mais l’idéologie sous-jacente est bien la mźme.

La remarque n’est pas innocente. Le primat de l’homme sur le collectif apparaīt d’abord sur le plan de la partie spéciale des Codes pénaux. Le Code estonien traite d’abord les infractions contre l’humanité et contre la personne et n’aborde qu’ą la fin les infractions contre l’Etat. C’est la mźme chose dans les Codes russe, polonais, croate, slovčne et franēais. Ensuite, partout les infractions contre la personne sont les plus punies.

Toujours en considérant la partie spéciale des Codes, les incriminations sont trčs proches ici et lą. Sans doute peut‑on noter des différences: le législateur estonien n’a pas cru devoir incriminer dans le Code pénal le terrorisme et l’association de malfaiteurs qu’a retenu par exemple le législateur russe. Mais dans l’ensemble, les types pénaux sont trčs proches ēą et lą. On observera que le code estonien contient une incrimination sur la fraude en matičre d’investissements (art. 211) qui, étant largement conēue, peut s’appliquer ą la fraude communautaire, que connaissent certains codes occidentaux comme ceux d’Allemagne et d’Italie.

Le plus intéressant reste la question du droit pénal général. Dans le Code pénal estonien, la partie générale comporte 87 articles se répartissant en chapitres consacrés respectivement ą des “dispositions générales” (11 articles), ą “l’infraction” (32 articles), aux “types de peines et ą leur gravité” (12 articles), au “prononcé des peines” (66 articles), ą “la dispense de peine” (8 articles), ą “la prescription” (2 articles), enfin aux “autres mesures de sūreté” (5 articles). Tous ces chapitres se rattachent en réalité et en simplifiant ą deux concepts celui d’infraction et celui de sanction dont il faut considérer les principaux aspects.

1. La theorie de l’infraction

Faut‑il rappeler que l’infraction n’existe que si elle est prévue par une loi? En le décidant, l’article 2 du Code estonien consacre le principe de légalité qui existe partout et qui exclut l’interprétation analogique, assez peu pratiquée d’ailleurs dans le droit soviétique. Il n’y a pas lieu d’insister.

Théorie d’une robuste complexité, l’infraction doit źtre abordée ą trois égards.

1.1. La notion d’infraction

Abstraitement, l’infraction appelle une définition et, concrčtement, les législateurs ont créé des distinctions au sein de l’infraction.

Faut‑il définir l’infraction? Les rédacteurs du Code pénal ne l’ont pas cru et l’on pourra les en féliciter car une telle opération est inutile, appartenant ą la doctrine. Pourtant, certains Codes donne une définition de l’infraction, en général pour en souligner le caractčre étroit. Ainsi, l’article 1 du Code croate prévoit que “les délits et les sanctions pénales ne sont prévus que pour les comportements qui menacent ou atteignent les libertés individuelles et les droits de l’homme” (al. 1) et parle ensuite de “l’indispensabilité de la répression pénale” (al. 2). De faēon voisine, l’article 2 du Code slovčne décide que “le recours ą la loi et ą la sanction pénale n’est justifié que s’il n’est pas possible de garantir par d’autres voies la protection de la personne et des autres valeurs fondamentales”. De telles propositions n’apportent pas grand chose. Plus intéressante est la définition apportée par le Code russe en son article 14: celui‑ci, aprčs avoir réputé crime “l’acte fautif socialement dangereux” indique que “n’est pas un crime l’action (ou inaction) qui, bien que formellement, comporte les éléments d’un acte quelconque prévu par le présent Code, n’offre cependant en raison de son peu d’importance aucun danger social, cet acte n’ayant pas causé de dommage ou n’ayant pas menacé d’un dommage la personne, la société ou l’Etat”, ce qui laisse ą la magistrature un pouvoir important de qualification. Plusieurs législations consacrent d’ailleurs ce principe. *5 Il n’y a pas lieu d’insister et plus utiles sont les distinctifs de l’infraction.

Au XIXčme sičcle, sous l’influence du Code pénal franēais de 1810, presque tous les droits d’Europe avaient consacré une division trinitaire (crimes, délits et contraventions), fondée sur la nature et la gravité de la peine. Aujourd’hui, ce schéma est en recul, le dualisme s’étant substitué ą la trilogie.

Le Code estonien est parfaitement dans le droit fil de cette évolution. Selon son article 3, “les infractions pénales sont classées en crimes et contraventions”. Toutefois, l’article 4 sous‑distingue entre crimes du premier degré (passibles d’une privation de liberté de plus de cinq ans) et crimes du second degré (passibles d’une privation de liberté inférieure ą cinq ans), ce qui, sans le dire, pérennise la vieille trilogie franēaise. La présentation est trčs proche en Lettonie: ą la dualité entre délits et crimes s’ajoute pour ces derniers une sous‑distinction entre crimes peu graves (passibles d’une peine comprise entre deux et cinq ans), crimes graves (passibles d’une peine comprise entre cinq et dix ans) et crimes spécialement graves (passible d’une peine supérieure ą dix ans). Le Code russe est plus complexe encore avec ses quatre catégories de crimes (de gravité mineure, de gravité moyenne, de gravité caractérisée et de gravité particuličre) (art. 15).

Mais en dépit de ces distinctions, toutes les infractions ont en gros la mźme structure.

1.2. La structure de l’infraction

Selon l’article 2 du Code estonien, “un acte est punissable si les éléments d’une infraction sont réunis, si cet acte est contraire ą la loi et si l’auteur en est reconnu coupable”, ce qui fait apparaītre trois notions qui sont d’ailleurs autant de sections dans le Chapitre II de la Partie générale, intitulé “L’infraction”.

S’agissant des éléments de l’infraction; sa composante matérielle pose moins de difficultés que sa composante morale ou psychologique.

L’élément matériel, rappelle l’article 12, est constitué par une action ou par une omission. Rien d’original ici. Ce qui est plus intéressant, c’est que l’article 13 consacre la théorie de la commission par omission en décidant “qu’une personne ne peut źtre punie pour une omission qu’au cas oł elle aurait été obligée par la loi d’empźcher les effets d’une infraction tels qu’ils sont décrits par la loi”. C’est ici l’influence allemande qui se fait sentir. L’auteur passif qui occupe la “position de garant” (H. Jescheck) se voit imposer l’obligation d’empźcher un certain résultat de sorte qu’en ne faisant rien, il commet une véritable commission. Le Code croate décide ą peu prčs la mźme chose en son article 25 qui se lit ainsi: “Le délit est commis par omission quand l’auteur qui est juridiquement obligé d’empźcher un fait incriminé par la loi omet de le faire, ladite omission étant par ses effets équivalente ą la commission du délit par voie d’action”. La solution est la mźme en Slovénie et en Pologne, mais pas en Russie oł la commission par omission n’est pas prévue.

Un autre aspect de l’élément matériel concerne ce qu’on peut appeler l’infraction inachevée. Dans l’iter criminis, ą partir de quel stade la répression intervient‑elle, dčs les actes préparatoires ou seulement ą l’occasion d’un commencement d’exécution (ou tentative)? Le Code estonien adopte une position libérale en ne permettant la répression “qu’au moment oł la personne commence directement ą exécuter l’infraction conformément ą ses intentions” (art. 25 § 2): la simple préparation d’une infraction échappe donc ą la répression. La formule est assez proche de celle du Code allemand dont l’article 22 parle de celui qui “commence immédiatement la réalisation des faits constitutifs du délit”. L’immense majorité des Codes européens, y compris ceux des pays d’Europe de l’Est adopte la mźme position. Seul fait exception le Code russe qui incrimine non seulement le commencement d’exécution, mais aussi les actes préparatoires, du moins pour les crimes graves ou particuličrement graves. *6

L’élément psychologique, dans le Code estonien, donne lieu ą d’importants développements. Le principe de base est indiqué ą l’article 15 § 1 selon lequel “Il n’y a point de crime sans intention de le commettre, sauf si la loi punit un fait non intentionnel”: la rčgle générale est donc que toute infraction est intentionnelle, l’infraction non intentionnelle étant l’exception. Il faut reconnaītre que cette disposition se retrouve dans presque tous les Codes aujourd’hui. Le Code franēais ne dit gučre autre chose quand il affirme: “qu’il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. Toutefois, lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas de mise en danger de la personne d’autrui. Il y a également délit lorsque la loi prévoit, en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement ą une obligation de prudence ou de sécurité …” (art. 121‑3). La proximité est réelle entre ces deux positions. Le Code allemand adopte une attitude similaire en décidant: “L’acte intentionnel est seul punissable si la loi n’a pas puni de maničre expresse l’acte commis par imprudence” (§ 15 StGB).

D’ailleurs, le Code estonien va bien au‑delą en opérant des sous‑distinctions au sein de l’intention et de la non intention, ces sous‑distinctions donnant lieu ą des définitions. Certains législateurs, il est vrai, abandonnent ą la doctrine et ą la jurisprudence le soin de donner des définitions. Telle n’a pas été l’attitude du législateur estonien qui se comporte comme ceux de Croatie *7 et divers autres pays.

Le Code estonien subdivise l’intention en préméditation (volonté du résultat), en intention directe (conscience du résultat) et en intention indirecte (qui, pour lui, correspond au dol éventuel qui implique la possibilité du résultat): en posant cette trilogie, l’article 16 imite dans une large mesure les articles 25 du Code russe, 19 du Code roumain, 44 du Code croate, 9 du Code polonais, 17 du Code slovčne et 9 du Code letton qui, il est vrai, les uns et les autres ne considčrent que les dols direct (volonté ou conscience du résultat) et éventuel. Or ce qui est intéressant, c’est que tous ces Codes non seulement définissent les modalités du dol, mais en outre mettent sur le mźme plan dol direct et dol éventuel. C’est ce que fait aussi le droit allemand (jurisprudence et doctrine) qui distingue trois sortes de dol: le dol direct de premier grade, le dol direct de second grade (ou dol indirect, dit encore parfois dol des conséquences nécessaires) et le dol éventuel. *8 Au contraire, dans certains droits, le dol éventuel fait partie des infractions non intentionnelles: c’est le cas de la France oł l’homicide commis par dol éventuel reste un homicide involontaire, aggravé certes, mais pas un homicide volontaire.

De mźme, le Code estonien sous-distingue dans la famille des infractions non intentionnelles l’imprudence (qui suppose la conscience de la possibilité du résultat, mais aussi la croyance qu’il ne se produira pas) et la négligence (qui suppose l’absence de cette conscience). Tous les droits admettent cette distinction, soit dans leur Code soit dans leur jurisprudence.

En outre, le Code estonien dispose que si la loi prévoit une aggravation de peine, en raison d’une conséquence grave de l’infraction, l’auteur n’encourt cette aggravation que s’il a agi au moins par imprudence (art. 19), ce qui est la reprise du § 18 StGB allemand: en somme, il faut qu’il ait pu prévoir cette conséquence, ce qui sou­ligne l’importance de la faute, c’est‑ą‑dire du principe de culpabilité comme condition de la responsabilité pénale.

Quant aux faits justificatifs, le Code estonien n’en retient que trois: la légitime défense, l’état de nécessité et le conflit de devoirs. Ces trois faits se retrouvent dans tous les Codes et dans les mźmes termes. On précisera qu’ą propos de la légitime défense, l’article 28 § 3 décide que le droit ą la légitime défense subsiste alors mźme que l’agent aurait pu éviter l’attaque, ce que décide aussi le Code russe (art. 37 § 2), mais ce que peu de Codes précisent. Le Code estonien consacre également l’erreur en matičre de faits justificatifs: en cas d’erreur sur les conditions de la légitime défense (légitime défense putative) et de l’état de nécessité, l’agent est passible des peines prévues pour l’infraction commise par imprudence de sorte que par exemple il n’y aura pas meurtre, mais homicide par imprudence. *9

D’autres faits justificatifs auraient pu źtre retenus et, par exemple, le Code russe justifie le fait d’avoir causé un dommage lors de l’arrestation de la personne ayant commis un crime (art. 38), encore que l’on puisse y voir un cas particulier d’état de nécessité. Le Code polonais de son cōté prévoit spécialement les expériences médicales ou scientifiques ą certaines conditions (art. 27).

Reste enfin l’imputabilité qui seule permet de fonder la culpabilité. Cette notion d’imputabilité est difficile ą définir car les Codes et les auteurs n’adoptent pas tous les mźmes idées. L’article 32 du Code estonien décide que la responsabilité dérive de l’absence de causes de non imputabilité, ces causes étant la minorité, le trouble mental et l’erreur. Curieusement ne figure pas la contrainte. Certains Codes étrangers adoptent une formule générale d’oł dérivent ces cas de non imputabilité. Ainsi, l’article 40 § 2 du Code croate décide que “n’est pas imputable la personne qui, au temps de l’action […] n’était pas en mesure de comprendre le sens de son action et n’avait pas le pouvoir de dominer sa volonté pour cause de maladie psychique, de trouble psychologique temporaire …”. De faēon trčs proche, l’article 16 du Code slovčne parle de la “capacité de comprendre et de vouloir”, ce qui reprend exactement l’article 85 du Code italien.

Ces généralités rappelées, disons quelques mots sur les différentes causes de non imputabilité.

La minorité est la premičre cause: jusqu’ą 14 ans au moment des faits, l’agent est irresponsable. A l’étranger, les solutions sont voisines: le droit franēais retient l’āge de 13 ans, le droit allemand l’āge de 14 ans, le droit russe l’āge de 16 ans, le droit polonais l’āge de 17 ans sauf celui de 15 pour certains délits graves. *10

Le trouble mental est la seconde cause (art. 34) avec cette particularité que le Code estonien consacre l’idée de responsabilité atténuée “lorsque l’aptitude de l’agent ą comprendre l’illégalité de l’autre et d’agir est considérablement limitée …” en raison d’un des troubles énumérés ą l’article 35. Trčs exactement, l’effet du trouble mental qui ne supprime pas totalement la responsabilité se traduit par une réduction de la peine encourue, mais selon une arithmétique complexe décrite ą l’article 60 auquel renvoie l’article 35. *11 A l’étranger, le trouble mental qui n’abolit pas totalement le discernement entraīne tantōt une diminution de peine tantōt l’application d’une sanction adaptée ą ce trouble; ainsi l’article 122‑1 du Code franēais dispose qu’en cas d’un tel trouble, “la juridiction tient compte de cette circonstance, lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime” ce qui, en pratique, peut conduire les juges ą appliquer le sursis probatoire avec obligation de se soumettre ą des soins.

c) Enfin, il existe une troisičme cause de non‑imputabilité, l’erreur. Tout d’abord, pas de responsabilité de la personne “qui ne comprend pas l’illégalité de ses actes et qui n’est pas en mesure d’éviter cette erreur”, une atténuation de peine étant prévue en application de l’article 60 selon l’article 39. Ainsi est consacrée l’erreur de droit, ą certaines conditions, comme cause de non‑imputabilité. Presque tous les Codes modernes admettent l’erreur de droit invincible comme cause de non imputabilité. Par exemple, l’article 46 du Code croate pose dans les mźmes termes la rčgle de principe et l’atténuation figurant ą l’article 39 du Code estonien, tout en ajoutant la précision que l’erreur ne sera pas considérée comme évitable lorsqu’en raison de sa profession, le prévenu devait connaītre la loi. Ensuite, l’article 17 consacre l’erreur de fait en ce qu’elle exclut la responsabilité pour infraction intentionnelle, mais laisse subsister l’infraction d’imprudence: en effet, la méprise de l’agent souligne le plus souvent son imprudence, son absence de précaution. Tous les droits admettent ces propositions.

En revanche, l’ivresse, qu’elle résulte d’une imprudence ou d’une volonté certaine, n’est pas une cause de non‑imputabilité (art. 36). Lą encore, les divers Codes sont ą l’unisson, mźme le Code espagnol qui, aprčs avoir décidé que l’intoxication totale est une cause d’irresponsabilité ajoute “sauf […] si l’agent a recherché cet état en vue de commettre une infraction ou s’il a pu prévoir les effets du produit“ (art. 20 § 2).

Ces considérations sur l’imputabilité évoquent la détermination des personnages de l’infraction, auxquels il convient maintenant de s’intéresser.

1.3. Les personnages de l’infraction

On pense avant tout aux individus et, plus précisément, ą l’auteur et au complice d’une infraction. Trčs rares sont les Codes qui, ą l’instar du Code italien, ont supprimé la distinction de l’auteur et du complice. Cependant, la présentation de cette distinction varie. Les articles 21 et 22 du Code estonien voient dans l’auteur celui “qui commet l’infraction soit directement soit en utilisant autrui” *12 et considčrent comme complice l’instigateur et l’assistant, ce qui correspond exactement aux articles 121‑4-1 et 121‑7 du Code franēais et ce qui fait donc de l’instigateur un complice. Or beaucoup de Codes font de l’instigateur une troisičme catégorie, coincée entre celle d’auteur et celle de complice. Il en est ainsi en droit slovčne (art. 25 ą 27) et en droit allemand ( § 25 ą 27). Parfois mźme, le schéma est plus complexe. Certains Codes distinguent ą cōté de l’auteur trois catégories qui sont l’organisateur (celui qui a dirigé la commission de l’infraction), l’instigateur (celui qui a poussé un tiers ą commettre l’infraction) et le complice (celui qui a donné des conseils, fourni des informations ou des moyens en vue de la commission de l’infraction): ainsi en est‑il dans les Codes russe (art. 33) et letton (art. 17 et 20) dont la similitude est frappante. On peut se demander si cette subtilité est bien utile dans la mesure oł il peut s’avérer difficile de qualifier selon ces étiquettes un participant: on peut źtre ą la fois auteur et organisateur ou instigateur et organisateur. Or il est nécessaire d’appliquer la bonne qualification car la peine encourue n’est pas forcément la mźme.

En consacrant la responsabilité pénale des personnes morales, le Code estonien a rallié le club des Etats de plus en plus nombreux qui ont introduit dans leur législation cette nouvelle figure. A vrai dire, les pays d’Europe de l’Est auxquels nous nous attachons ignorent tous cette figure. Dans d’autres pays d’Europe en revanche, spécialement en Grande‑Bretagne, aux Pays‑Bas, en Belgique, en France et en Finlande, les personnes morales sont punissables. *13

Selon l’article 14 du Code estonien, “les personnes morales sont responsables dans les cas prévus par la loi des actes commis par un de leurs organes ou par un de leurs dirigeants dans leur intérźt (§ 1). La responsabilité de la personne morale n’exclut pas celle de la personne physique qui a commis l’infraction (§ 2). Les dispositions des paragraphes 1et 2 ne s’appliquent pas ą l’Etat, aux collectivités locales ou aux personnes morales de droit public (§ 3)”. En écho, relisons l’article 121‑2 du Code franēais: “Les personnes morales, ą l’exclusion de l’Etat, sont responsables pénalement […] dans les cas prévus par la loi, des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants (§ 1). Toutefois, les collectivités territoriales et leurs groupements ne sont responsables pénalement que des infractions commises dans l’exercice d’activités susceptibles de faire l’objet de conventions de délégation de service public (§ 2). La responsabilité pénale des personnes morales n’exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mźmes faits […] (§ 3)”.

Rarement la proximité a été aussi frappante. Le législateur estonien s’est inspiré indéniablement du législateur franēais ą plusieurs égards: 1°) le fondement de la responsabilité de l’źtre moral est le mźme dans les deux droits en ce que cette responsabilité suppose une infraction commise par un organe de cette personne et ą son profit, ce qui consacre la responsabilité par ricochet ou par reflet et ce qui exclut du mźme coup la théorie de la faute autonome de l’źtre moral; 2°) la responsabilité de la personne morale n’existe que pour les infractions pour lesquelles le législateur l’a bien voulu; 3°) l’organe auteur premier de l’infraction peut źtre lui aussi poursuivi: 4°) l’Etat n’est pas pénalement responsable, lui qui étant titulaire du droit de punir ne pouvant s’autoflageller.

Il est utile de rappeler l’intérźt d’une telle responsabilité: la personne morale, notamment l’entreprise, est souvent ą l’origine d’infractions et punir le dirigeant (qui peut źtre remplacé) ne saurait suffire; en outre, si une amende est prononcée, la personne morale est plus solvable que ses dirigeants. Mais c’est déją évoquer la théorie de la sanction.

2. La theorie de la sanction

Si la théorie de l’infraction est traitée de faēon relativement proche dans tous les Codes, ą quelques rares exceptions prčs comme la responsabilité des personnes morales, la théorie de la sanction est plus nationale, les philosophies législatives variant d’un pays ą l’autre et se trouvent d’ailleurs parfois exprimées dans un article de la partie sur la sanction. *14 Le législateur estonien privilégie une approche centrée sur l’individualisation, mźme si le terme n’apparaīt pas dans le Code: une individualisation qui suppose ą la fois un large éventail de sanctions et de pouvoirs accordés au juge dans la fixation de la sanction. En cela le législation estonien s’est largement inspiré du modčle franēais. *15

2.1. Un large choix offert par le législateur

Le Code estonien, ą l’instar de trčs nombreux codes, distingue – sinon expressément, du moins en réalité – entre peines et mesures de sūreté. Parmi ces derničres, le Code prévoit la confiscation, le traitement psychiatrique *16 et les mesures applicables aux mineurs (art. 83 et s.). De telles sanctions existent dans tous les Codes d’Europe de l’Est ou de l’Ouest.

En matičre criminelle, le Code estonien prévoit l’amende pour les personnes physiques et morales, la réclusion criminelle pour les personnes physiques et la fermeture d’entreprise pour les personnes morales (art. 44 ą 46).

L’amende est en réalité le jour‑amende, comme d’ailleurs en Russie, en Pologne, en Lettonie, en Croatie et en Slovénie, mais pas en Roumanie. L’Allemagne connaīt également l’amende sous la forme du jour‑amende (§ 40 StGB) alors que la France laisse au juge le soin de choisir entre l’amende en la forme ordinaire et le jour‑amende (art. 131‑3 C.P.).

La réclusion criminelle oscille en Estonie entre 30 jours et la perpétuité. Il y a actuellement un débat en Europe sur la possibilité de maintenir la privation perpétuelle de liberté (du moins en théorie car intervient en général une mesure de grāce ou de libération conditionnelle). La Pologne, la Russie et la Lettonie connaissent la privation perpétuelle alors que la Slovénie et la Croatie connaissent une privation de liberté ą durée plafonnée (15, voire 20 ans en Slovénie – art. 37; 15, voire 40 ans en Croatie).

Des peines complémentaires sont prévues pour les personnes physiques (interdiction professionnelle, suspension du permis de conduire, interdiction de détenir une arme, retrait du permis de chasse, expulsion du territoire) qui se retrouvent dans d’autres Codes et, par exemple, dans le Code franēais. Une mention spéciale doit źtre faite sur cette peine complémentaire prévue par l’article 53 du Code estonien, intitulé “Peines portant sur les biens”: lorsque la juridiction condamne le prévenu ą une peine de réclusion criminelle d’une durée de plus de trois ans ou ą perpétuité, elle peut en outre le condamner ą verser au Trésor une somme “dont le montant peut atteindre l’équivalent de la totalité de ses biens”. Il s’agit d’une confiscation générale déguisée que les juges prononcent en fait dans des cas de criminalité organisée. Cette peine terrible est imitée du droit allemand (§ 43-a StGB). *17

En matičre contraventionnelle, on retrouve le jour‑amende et la privation de liberté appelée ici emprisonnement et dont le maximum est de 30 jours. La panoplie des peines est, on le voit, beaucoup plus réduite qu’en matičre criminelle.

2.2. Des pouvoirs étendus accordés au juge

Le juge en premier lieu peut modifier le quantum de la peine, ou plafond établi pour chaque infraction dans la partie spéciale du Code estonien. Pour rendre cela possible, tout d’abord, l’article 57 de ce Code énumčre une liste de huit circonstances atténuantes (réparation du dommage, aveu, vive émotion pendant la commission des faits, excčs de légitime défense …) tout en ajoutant que le juge peut prendre en compte d’autres circonstances, ce qui rend un peu inutile la liste établie. *18 L’abaissement est soigneusement quantifié. Le Code slovčne évoque lui aussi le concept de circonstances atténuantes, mais sans en faire une liste, et il prévoit également un abaissement limité arithmétiquement (art. 43). Ce plancher ą la bienveillance du juge existe dans presque tous les droits européens ą l’exception de celui de la France qui permet théoriquement un abaissement jusqu’ą … un jour. Ensuite, l’article 58 énumčre diverses circonstances aggravantes (recherche d’un avantage, agissements réalisés avec une particuličre cruauté, usage d’uniformes professionnels, action en groupe …). Beaucoup d’autres Codes contiennent des listes générales et assez proches. *19

Ce qui est plus remarquable, c’est le pouvoir reconnu au juge de changer la nature de la peine encourue avec une autre: il y a substitution de peine “pour prendre en compte l’extrźme diversité des délinquants et pour appliquer ą chacun la peine qui lui convient”. *20 A vrai dire, le Code estonien ne connaīt qu’un seul substitut, c’est le travail d’intérźt général qui peut prendre la place de la réclusion d’une durée de deux ans au plus. Mais il faut l’accord du condamné. Et si le condamné n’accomplit pas le travail, il effectuera la peine d’emprisonnement qui avait été prononcée. Ce changement est prévu dans certains droits étrangers. Ainsi le Code croate décide en son article 54 que “lorsque le tribunal inflige une peine d’emprisonnement jusqu’ą six mois, il peut dans le mźme temps et avec l’accord du condamné décider que la peine se convertira en un travail pour le bien de la communauté, effectué en liberté”, le tribunal se déterminant en fonction de toutes les circonstances en l’espčce; lą encore, l’inexécution totale ou partielle du travail conduit le condamné ą subir la peine d’emprisonnement qui avait été prononcée. Par ce systčme, le condamné connaīt d’avance et de maničre précise la durée de l’emprisonnement qu’il devra accomplir s’il ne tient pas sa parole, exactement s’il n’accomplit pas le travail comme il s’y était engagé. Le Code franēais permet lui aussi de remplacer la privation de liberté par une peine dite “alternative”; toutefois, le travail d’intérźt général n’est pas la seule *21 et, en outre, en la prononēant, le juge ne fixe pas la durée de l’emprisonnement qui serait ramené ą exécution en cas d’inaccomplissement du travail: en France en effet, cet inaccomplissement constitue une infraction autonome punie de deux ans d’emprisonnement (art. 434-42) que le juge déterminera en toute liberté, ce qui peut provoquer chez l’intéressé de douloureuses surprises!

Le juge peut enfin alléger la peine prévue par le texte d’incrimination.

Tout d’abord, lorsqu’il prononce la condamnation, le juge est invité ą exclure la privation de liberté si le texte d’incrimination prévoit d’autres peines moins sévčres: s’il entend néanmoins prononcer la réclusion, il doit alors “justifier explicitement sa décision” (art. 56 § 2). *22

En outre, s’il prononce cette peine, il peut prévoir le sursis simple total ou partiel *23 ou le sursis avec mise ą l’épreuve ou probation. L’article 75 du Code estonien distingue, exactement comme les articles 132‑44 et 132‑45 du Code franēais, entre mesures de contrōle (qui sont obligatoires) et mesures d’assistance (qui sont facultatives, ą la discrétion du juge). Parmi les premičres, les articles 75 § 1 et 132‑44 énumčrent par exemple l’obligation de se soumettre au contrōle de l’agent de probation ou d’obtenir son autorisation pour tout déplacement ou changement de résidence pour une durée qui dépasserait quinze jours. Parmi les secondes, l’article 75 § 2 énumčre huit obligations qui se retrouvent ą l’identique avec la liste des quinze obligations prévues ą l’article 132‑44 comme l’obligation de réparer les dommages causés par l’infraction, de ne pas détenir d’arme, de se soumettre ą des soins médicaux, de ne pas fréquenter certaines personnes, etc.

Le juge peut décider un allégement aussi en cours d’exécution de peine lorsqu’il s’agit d’une peine privative de liberté: le condamné peut en effet bénéficier d’une libération conditionnelle. Ici le Code estonien s’inspire de toutes les législations étrangčres puisque quasiment toutes, ą de trčs rares exceptions prčs (comme les législations de certains Etats des Etats-Unis) connaissent la libération conditionnelle.

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On terminera cet exposé par deux remarques générales.

D’abord, le Code estonien apparaīt ainsi comme un Code qui est dans l’ensemble libéral ou “occidental” avec la consécration des principes de culpabilité de l’agent et d’individualisation de la peine, avec aussi la disparition de la peine de mort. Quelques traits du modčle autoritaire subsistent il est vrai comme le maintien de la réclusion perpétuelle, la confiscation générale déguisée … Mais n’oublions pas que ces deux traits se retrouvent aussi dans des Codes “occidentaux”, notamment dans ceux de l’Allemagne et de la France.

Ensuite, ce Code constitue un merveilleux exemple d’hybridisation juridique, le législateur ayant pris son inspiration dans la lecture de divers Codes étrangers. Il est certain que les Codes d’Europe de l’Est ne sont pas totalement oubliés, loin de lą. Mais le plus important paraīt bien źtre la source allemande et la source franēaise. D’Allemagne proviennent les dispositions sur la commission par omission, la tentative, l’erreur de droit, la peine aggravée en cas de conséquences particuličrement graves, la confiscation générale déguisée. De France proviennent les dispositions sur la complicité et surtout celles sur la responsabilité pénale des personnes morales et sur une trčs grosse partie de la théorie de la sanction (motivation de la peine privative de liberté, sursis probaboire, travail d’intérźt général comme alternative ą la privation de liberté …). Quant ą la nécessité générale de l’intention, sauf exception, et au jour‑amende, un trčs grand nombre de droits les ont déją consacrés. Dans cette Europe qui se cherche, les idées, en traversant les frontičres, deviennent un peu communes. La question se pose alors de savoir si l’on peut envisager un jour un Code pénal européen dans un avenir plus ou moins proche. Nous n’irons pas jusque lą car sauf sur des points particuliers (comme le droit des affaires peut‑źtre), les droits sont nationaux, resteront nationaux et l’on ne saurait, selon nous, dépasser le stade de l’harmonisation. Il faut sans doute dire Adieu au Code pénal européen. *24

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pp.47-54